Le vieux clopinait vers le haut de la colline. Il était devenu très rouge sous l’effort mais il avançait obstinément en fixant l’horizon, droit devant lui.

« J’y suis presque, j’y suis presque… » Il se répétait cette litanie inlassablement, puis : « Bon dieu, qu’elle est loin cette foutue gendarmerie ! »

Entre deux clopinements, il se demandait aussi pour quelles obscures raisons il avait entrepris cet absurde voyage, cette ascension depuis sa ferme en bas de la vallée jusqu’au village où il n’avait pas mis les pieds ni le bout d’une canne depuis presque 20 ans. Le Pépé était sorti de son trou. Rien que ça, c’était un scoop, une anomalie du quotidien, un événement sans précédent dont on allait sûrement parler dans les chaumières et commenter au bar PMU.

Pour d’obscures raisons. Oui. C’était pour ça qu’il avait entrepris de gravir à nouveau ce sentier. Parce qu’un sauvage avait crevé ses chats, comme des outres, et parce qu’il avait abandonné les dépouilles sur le pas de sa porte. Le pas de sa porte ! A lui ! Lui, qui n’était pas sorti de sa ferme depuis 20 ans, qui n’avait rien demandé à personne et qui ne voulait plus entendre parler du monde. La conversation de ses chats, des arbres et du vent lui suffisaient depuis bien longtemps. Et Germaine quand même, la bonne âme, qui une fois par semaine lui apportait son pain, quelques provisions de chez l’épicier et de temps à autre, une lettre…

Il s’arrêta un instant, essoufflé. La matinée était bien entamée. Il fallait qu’il se dépêche. Cette horreur rouge, étalée là, sous ses yeux, avait souillée sa paix. Le pire quand même, c’était la petite enveloppe bleue lavande délicatement posée sur son paillasson. Une enveloppe comme une carte de vœux, avec des fleurs, des petits oiseaux et des dorures ridicules. Lorsqu’il l’avait déchirée, qu’il avait retiré avec précaution la carte qui se trouvait à l’intérieur et jeté un œil sur le texte, le Pépé avait failli s’étrangler avant d’entamer une série ininterrompue de « Nom de… Nom de…! » bien sentie.

Les mots lui explosaient à la figure. Cela sentait la démence, la folie furieuse : « Salut à toi le vieux ! On remet ça ? » Les lettres de sang s’entrechoquaient. Il y avait toutes sortes de tâches, de traces, de souillures.

Pépé avait reconnu l’écriture, sauf qu’il ne pouvait pas y croire. C’était impossible. N’empêche qu’il glissa l’enveloppe et la carte dans un sac congélation, qu’il chaussa ses godillots, enfila son paletot et se jeta sur le sentier.

Après 50 ans d’absence, le démon qui avait hanté ses jours et ses nuits refaisait surface. En quelques secondes, le vieux s’était souvenu de tout. De la longue traque, de l’arrestation et de l’interminable procès. Il se rappelait les longues nuits d’insomnie, l’odeur de la peur et la main glacée de l’angoisse qui le saisissait parfois à l’aube. Une aube trop souvent rougie par le sang. Cela avait duré 5 ans. 5 ans à dénouer l’effroyable jeu de pistes qu’avait tissé le Bourreau de Saint Galmier. Un petit coin de Bretagne dont personne n’avait jamais entendu parler avant l’affaire.

Le Pépé ferma les yeux. Perdu dans ses pensées, il ne s’était pas rendu compte qu’il avait enfin atteint le village. Il parcourut les derniers mètres en se concentrant sur son souffle et entra dans la gendarmerie.

Il y régnait un calme impressionnant. Un jeune blanc-bec était assis à l’accueil, le dos voûté, le visage bleuté devant son écran d’ordinateur. Le pépé s’avança et demanda à parler au chef. « C’est à quel sujet ? », s’enquit le freluquet sans se lever.

« Une affaire de la plus haute importance ! claironna Pépé. « Et dont je ne parlerai à personne d’autre que lui ! »

Il sentait bien qu’il avait l’air d’un vieux fou. Il puait, il était débraillé, il avait encore le visage congestionné et le souffle court. Le gamin glissa sur lui un regard dégoûté. Le vieux avala sa salive puis récita d’une traite : « Inspecteur Auguste Villate, à la retraite, mon p’tit monsieur. J’aimerais maintenant m’entretenir avec votre supérieur. Et vite ! »

Le jeunot, s’étant levé cette fois, bredouilla face au héros ressuscité : « C’est que, le Commandant est à la mairie ce jour. M’sieur le maire y transmet ses vœux pour la nouvelle année. »

« Hé bien dans ce cas, je l’attendrai », dit Pépé tout en s’asseyant. Puis il croisa ses bras sur sa poitrine d’un air buté et ferma les yeux, sa canne fermement ancrée entre ses genoux.

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La première victime fut retrouvée dans le champ d’Aymé Prévost.

Plus exactement, des morceaux de la victime furent retrouvés dispersés un peu partout dans le champ d’Aymé Prévost, lequel n’apprécia guère par ailleurs que son tracteur tombe sur un os, puis un autre.

Il n’apprécia pas non plus que son champ se transforme en terrain d’investigation et que toute la gendarmerie, l’armée entière et je ne sais quoi piétinent ses semences.

Aymé Prévost se saoula pour oublier et toute la contrée fut bientôt au courant que « Le Boucher » était revenu. Un vent de panique souffla sur les chaumières et il fit bon se retrouver au bar pour évoquer les frayeurs du temps passé et celles à venir.